Les canifants

Mais qu’avaient-ils tous à me dévisager méchamment? Dans la petite ville paisible ou j’habitais, j’étais devenu la cible des réprobations citoyennes. Depuis maintenant plusieurs mois, j’étais la cible d’attaques régulières lorsque je sortais prendre des marches avec mes enfants. Devant ma maison, aux artères que nous traversions, aux avenues que nous longions, dans certains lieux publics, si nous avions le malheur de croiser un quidam, j’étais systématiquement foudroyé de regards sévères qui se transformaient, quand le passant franchissait la barrière du vivre et laisser vivre, en invectives irrespectueuses. C’était une nouveauté passablement inconfortable car j’avais toujours vécu une vie plutôt monotone, sans histoires et surtout, sans convictions perturbatrices. Je dois ajouter, avant de poursuivre, que je cultivais toujours une accablante régularité dans le long fleuve de mon existence mais au tribunal des convictions, les lois avaient changé.

Une idée s’était tranquillement immiscée en moi suite à des années d’observation de propriétaires de chiens. À observer les humains interagir avec leur animal de compagnie, j’étais convaincu que pour beaucoup d’entre eux, la distinction entre les espèces tenait essentiellement dans le mode d’acquisition, l’animalerie ou la nurserie? Également, j’avais lu qu’à un certain stade de leur développement, les chiens et les enfants sont réputés pour avoir la même intelligence sociale? Du coup, j’étais persuadé que ces possesseurs d’animaux de compagnie souffraient d’un transfert enfant-chien qui leur permettait de rejouer ou d’actualiser d’anciens conflits psychiques. Les principaux étant le besoin d’amour et une présence pour tromper la solitude, deux gouffres sans fond de la psyché humaine. Je devais réagir devant l’absurdité de ce constat. Depuis quelques mois donc, et presque quotidiennement, j’avais commencé à promener mes enfants en laisse.

Pour ce qui est de mes enfants, rien ne les avait plus charmés que lorsque je leur avais ramené une laisse personnalisée de l’animalerie. J’avais pris le soin d’inscrire le nom de chacun en broderie fine et connaissant leur couleur favorite, je les avais assorties selon leurs goûts. Beau temps, mauvais temps, ils adoraient prendre l’air et accouraient extatiques, laisses-en main, quand je faisais mine de sortir, usant de la superbe onomatopée de baiser pincé avec lequel les humains avaient pris l’habitude d’appeler les animaux de compagnie et dans des conditions dégradantes, les hommes irrespectueux avec les femmes. Pour moi, il s’agissait d’établir un cadre, une routine quotidienne et saine pour mes enfants que j’adore! Ils avaient besoin de bouger sapristi et ce n’est pas moi qui les pénaliserai parce qu’il semblait, suite à mes pénibles rencontres, que cela est contraire aux conventions sociales. Tous les jours, un peu partout sur la planète, des gens marchent avec leur chien sans que personne n’en soit scandalisé. Mes enfants ne s’en plaignaient pas au contraire. J’étais le maître et ils le comprenaient. J’avais pris soin d’établir des structures éducationnelles qui allaient dans ce sens. Nos sorties de marche étaient les plus propices aux situations d’enseignement. Si l’un d’eux divergeait un peu de son itinéraire, je secouais paternellement le collet de sa laisse afin de le ramener dans la bonne direction. Je lui prodiguais alors quelques paroles bienfaisantes et lui tapotait affectueusement la tête pour l’encourager et le conditionner aux comportements désirés. Avec une parcimonie toute soucieuse de leur santé, j’emmenais régulièrement quelques bouchées à mâchouiller ce qui ne manquait pas de leur mettre l’eau à la bouche. Lorsque je sortais le sac, le moindre froissement du papier plastifié qu’ils entendaient provoquait un délire d’excitation. Leurs petites mains moites battaient frénétiquement mes hanches dans l’espoir d’être le premier à recevoir sa récompense. Je les trouvais sublimes. Ils étaient des rayons de lumière dans mon existence. Je ne saurai comment exprimer l’amour infini que je ressentais lorsque leurs gros yeux noirs rencontraient les miens dans ces instants de partage.

Lorsque nous croisions d’autres chiens, mes enfants demeuraient stoïques malgré l’excitation qu’ils ressentaient de rencontrer un camarade. Ils ne tiraient jamais inconvenablement leurs laisses et lorsque nous étions en présence de chiens curieux, ils se laissaient passivement renifler le derrière, sans parler ni remuer. Mais malgré mes bonnes intentions, les incidents se multipliaient au fil des semaines. C’était doublement plus compliqué quand j’allais promener mes enfants au parc à chien. Lorsque les propriétaires de dogues étaient nombreux, ils s’alliaient dans leurs plaintes contre moi, certains refusaient de laisser leurs chiens jouer avec mes enfants, d’autres m’invectivaient, d’autres quittaient les lieux choqués, d’autres me menaçaient d’appeler le département de protection de la jeunesse ou la police. J’étais toujours surpris d’éviter plus disgracieux encore car, à leur place, mon premier réflexe aurait été d’appeler la SPCA.

Mais à quoi bon me dénoncer leur demandais-je? Ne promenez-vos pas vos chiens exactement comme je le fais avec mes enfants?

À quoi ils me répondaient tous invariablement :

Mais ce sont les chiens que l’on promène en laisse, pas les enfants! Vous êtes fou!’

Il y avait peut-être un fou en moi, qui sait. J’ai retourné cette question plusieurs fois suite à ces malencontreuses rencontres humaines. Mais, à chaque promenade, en voyant mes enfants heureux, gambader autour de moi et toujours prêt à bondir dans l’attente d’une directive qui renforçais notre lien affectif, je ne voyais pas comment je pouvais les punir à seule fin de me conformer aux exigences de ces radicaux. Parmi eux, il y avait un nombre toujours grandissant de promeneurs de chiens. C’étaient souvent les plus offusqués. Peut-être y voyaient-ils une moquerie quelconque ou encore étaient-ils atteints d’une gêne soudaine ou d’une prise de conscience tardive. Était-ce parce que je les renvoyais à leur propre malaise? La poussière immémoriale tombée sur la tête des névrosés ne s’aspire pas, elle se balaie maladroitement d’un côté et de l’autre. À tous les coups, après avoir subi leurs assauts maladroits, leur discours moralisateur, ceux qui avaient encore la capacité de tendre une oreille, je leur offrais quand même l’explication suivante:

L’animal domestiqué est devenu aujourd’hui un intermédiaire entre l’homme et sa nostalgie de la nature. L’homme est déshumanisé dans son rapport aux animaux et l’animal désanimalisé dans son rapport aux hommes. Mes enfants, quant à eux, ne sont que déshumanisés, ce qui nous arrivent tous un jour ou l’autre. Je les prépare à cette fatalité. C’est une attention particulière de mon rôle parental et j’en suis plutôt fier. Aussi, je les animalise volontairement, afin qu’il puisse vivre le clivage nécessaire entre animal et humain. Ils ne les respecteront que davantage le moment venu. Pour le bien-être et le respect de la planète, n’est-il pas mieux d’animaliser les humains que d’humaniser les animaux? Vous qui me traitez de cinglé, j’aimerais ajouter que puisque les êtres humains s’éprennent autant des animaux domestiques et aux vues de la façon dont ils les traitent, n’est-ce pas matière à soupçonner des troubles quant à leur équilibre mental? Car qu’est-ce qui motive le futur propriétaire de chien ou de chat? Est-ce une manière d’exercer son autorité? Est-ce pour combler sa solitude? Apporter de la joie dans la maison? Apprendre à gérer ses émotions? S’ouvrir aux autres? Rester en forme? Se sentir en sécurité? Pour servir d’intermédiaire afin de rencontrer des gens? Il faut comprendre que toutes ces raisons peuvent servir de pelles à déterrer les squelettes de notre civilisation chaque jour plus désincarnée et qu’à chaque étape franchie de la perte de notre lucidité, nous naviguons vers les récifs inéluctables de notre naufrage.

Comme la plupart des gens ne comprenaient peu ou prou mes propose sibyllins, je finissais par leur dire que le jour où ils arrêteront tous de traiter leur animal de compagnie comme un enfant, j’arrêterais de promener mes enfants comme des chiens. Je reprenais généralement ma route en sentant leur mépris collectif me chatouiller l’échine et en me disant que les pires devaient être ceux qui avaient à la fois des chiens et des enfants! Et je me bidonnais à l’idée que si ça avait été mon cas, il m’aurait fallu beaucoup de laisses à prévoir lors de mes promenades!

Bibliographie

Roland Jaccard, L’exil Intérieur, Schizoïdie et civilisation, Points, 1975, 155 pages.